Publié le 26 mai 2021Lecture 7 min
Anticoagulants et cancer
Laurent BERTOLETTI1, et Joachim ALEXANDRE2*
Les patients traités pour un cancer actif(1) présentent un risque majoré d’événements thrombo-emboliques artériels et veineux. Jusqu’à un tiers des événements thrombo-emboliques et un quart des fibrillations atriales (FA) diagnostiqués sont associés à un cancer et le cancer en lui-même augmente le risque de présenter une maladie thrombo-embolique veineuse (MTEV) et de la FA(2).
Du fait de l’amélioration significative du pronostic de nombreux cancers ces dernières années, la nécessité de prescrire à chaque patient des médicaments ayant la meilleure balance bénéfice-risque devient encore plus importante. La question de l’anticoagulation des patients présentant un cancer actif associé à une maladie thrombo-embolique veineuse (MTEV) ou à de la FA est devenue ces dernières années une question cruciale en cardio-oncologie. La détermination des risques embolique et hémorragique chez les patients ayant un cancer actif est complexe alors même qu’il semble évident que ces risques dans cette population diffèrent de la population générale. La localisation et le type de cancer, les traitements anticancéreux, le taux de plaquettes et le risque d’interactions médicamenteuses sont des éléments à prendre en compte lors de la prescription d’un anticoagulant chez un patient présentant un cancer actif(3).
Historiquement, les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) ont représenté l’option première pour le traitement de la MTEV chez les patients atteints de cancer actif(4,5). En parallèle, bien que le groupe européen de cardiooncologie reconnaisse que la balance risque embolique/risque hémorragique associée à de la FA en contexte de cancer actif présentent des particularités, aucune distinction n’est faite à l’heure actuelle en termes de prise en charge par rapport à la population générale(6,7). Cela est principalement justifié par l’absence d’essai thérapeutique dédié. Les anticoagulants oraux directs (AOD) présentent un moindre risque d’hémorragies majeures, par rapport aux AVK, dans les 2 indications que sont la FA et la MTEV (hors cancer)(8). La question se pose donc de savoir si la même balance bénéfice/risque peut être extrapolée à la population atteinte de cancer actif.
Comment anticoaguler un patient présentant un cancer actif et de la fibrillation atriale ?
La décision de débuter une anticoagulation curative doit tenir compte à la fois du risque embolique et du risque hémorragique. À l’heure actuelle, les scores CHA2DS2VASc et HASBLED sont les plus utilisés dans la population générale, mais n’ont jamais été validés dans la population de patients atteints de cancer et ne tiennent d’ailleurs pas compte de la présence d’un cancer actif. Ainsi, il est recommandé de ne pas se baser exclusivement sur ces scores et il est nécessaire de prendre en compte d’autres éléments tels que le type et la localisation du cancer, le taux de plaquettes et le risque d’interactions médicamenteuses avec les médicaments anticancéreux(9).
Contrairement à la MTEV et de façon très surprenante, nous ne disposons pas d’étude robuste concernant la question de l’anticoagulation du patient atteint de cancer présentant de la FA à l’heure actuelle. Historiquement, les AVK (de par leur administration par voie orale et par analogie avec la population générale) et les HBPM (par analogie avec la MTEV en contexte carcinologique) étaient les classes pharmacologiques prescrites dans la population de patients atteints de cancer actif et présentant de la FA. L’arrivée des AOD dans la prise en charge de la FA dans la population générale a fait évoluer ces pratiques bien que les données disponibles soient très limitées actuellement. En effet, les essais pivots des AOD ont inclus extrêmement peu de patients atteints de cancer et n’ont pas systématiquement fait la distinction entre cancer actif et ancien. Une métaanalyse récente incluant des analyses post-hoc de 3 essais randomisés (ROCKET-AF, ARISTOTLE, ENGAGE AF-TIMI 48) comparant 3 AOD anti-Xa versus warfarine et incluant un total de 2 661 patients, a retrouvé une incidence similaire d’événements emboliques (odds ratio [OR] 0,70, Intervalle de confiance [IC] à 95 %, 0,45-1,09 ; p = 0,11) et d’événements hémorragiques majeurs (OR 0,81 ; 0,61-1,06 ; 0p = 0,13)(10).
Par contre, les AOD étaient associés à une moindre survenue d’hémorragie intracrânienne comparativement aux AVK (OR 0,11 ; 0,02-0,63 ; p = 0,01). En pratique, les AOD semblent actuellement préférés aux AVK dans cette population par environ 60 % des cardiologues alors même que plusieurs incertitudes persistent, en particulier la question des interactions médicamenteuses avec les médicaments anticancéreux(11). Au sein de la communauté oncologique, la prescription d’HBPM est réalisée en première intention chez plus de 2 patients sur 3, probablement par analogie à la MTEV où le niveau de preuve est plus élevé(12). Nous espérons dans les années à venir avoir des études robustes permettant de répondre à ces questions.
Comment anticoaguler un patient présentant un cancer actif et une maladie thrombo-embolique veineuse ?
La survenue d’une MTEV chez un patient atteint de cancer représente un challenge thérapeutique. Sous AVK, le risque de récidive de MTEV, comme le risque d’hémorragie majeure, est augmenté chez les patients atteints de cancer(13). Ainsi, plusieurs essais thérapeutiques(4,5) ont démontré la supériorité d’un traitement prolongé par HBPM sur le risque de récidive, pendant les 3 à 6 premiers mois après la MTEV, avec une réduction du risque de récidive d’environ 40 % par rapport aux AVK(14). Deux HBPM ont l’AMM dans cette indication : la tinzaparine (175 UI/kg, 1 SC/24 h) et la daltéparine (à une posologie spécifique : 200 UI/kg 1 SC/24 h pendant 1 mois, puis 150 UI/kg 1 SC/24 h).
Ainsi, en France, les recommandations actuelles sont de privilégier un traitement par HBPM sans relais par un anticoagulant oral, pour les 6 premiers mois de traitement(1).
Plusieurs essais thérapeutiques ont récemment évalué l’efficacité et la tolérance des AOD, par rapport aux HBPM, dans le traitement de la MTEV associée au cancer. Les deux principaux essais ont évalué l’edoxaban (HOKUSAI-VTE cancer)(15) et l’apixaban (CARAVAGGIO)(16). Il est important de noter que ces essais étaient des études de non-infériorité, en ouvert, et que les patients à haut risque hémorragique n’étaient pas inclus dans les essais (tumeur cérébrale ou à haut risque hémorragique, hémorragie ancienne ou active, anémie, thrombopénie, insuffisance rénale sévère). HOKUSAI-VTE cancer a conclu à la non-infériorité de l’edoxaban (vs daltéparine) sur un critère de jugement composite associant une récidive de MTEV et la survenue d’une hémorragie majeure. CARAVAGGIO a conclu à la non-infériorité de l’apixaban (vs daltéparine) sur le risque de récidive. Il n’était pas retrouvé de sur-risque d’hémorragie majeure, critère principal de sécurité. Ces données ont permis d’initier une modification des recommandations internationales, et une modification des recommandations françaises est en cours de finalisation. En attendant, il faut rappeler que l’edoxaban n’est pas commercialisé en France, qu’il n’existe pas encore d’extension d’AMM pour l’apixaban, et qu’une vigilance toute particulière a été portée sur les patients atteints de cancer de muqueuse, en particulier digestive haute, du fait d’un possible sur-risque hémorragique avec les AOD par rapport aux HBPM(17).
Perspectives
Les progrès dans le traitement du cancer rendent cruciale l’amélioration de la prise en charge cardiovasculaire de ces patients. Si des essais spécifiques ont permis de mieux préciser la prise en charge de patients présentant une MTEV aiguë dans un contexte de cancer, de nombreuses questions restent soulevées.
Chez les patients recevant déjà un anticoagulant pour une FA ou une MTEV lors du diagnostic de cancer, la meilleure stratégie antithrombotique reste à préciser, entre la poursuite du traitement en cours, ou sa modification(18).
Chez les patients présentant une MTEV dans un contexte de cancer actif, les essais thérapeutiques ont permis de produire des recommandations avec un bon niveau de preuve, permettant de recommander actuellement les HBPM (sous réserve d’une fonction rénale satisfaisante), et bientôt un AOD (sous réserve du contrôle des facteurs de risque hémorragique et de l’absence de contre-indication à l’AOD). La proportion de patients éligibles à un AOD comme dans l’essai CARAVAGGIO est actuellement indéterminée, comme l’extrapolabilité de ces résultats à la population de soins courants. Chez les patients présentant une FA dans un contexte de cancer actif, les analyses post-hoc des essais pivots suggèrent que les AOD sont une alternative acceptable aux AVK. La prise en charge reste à préciser chez les patients présentant une récidive de MTEV sous AOD (relais HBPM à dose majorée ?), comme chez les patients présentant une embolie artérielle bien que recevant un anticoagulant pour une FA. La problématique des interactions médicamenteuses, en particulier avec les thérapies ciblées, reste entière(3). Le risque thrombotique comme le risque hémorragique varient fortement d’un type de cancer à l’autre(19) ainsi que lors de l’évolution du cancer(20). Une individualisation des thérapeutiques semble donc absolument nécessaire, justifiant de fait le développement de compétences cardiovasculaires spécifiques aux patients atteints de cancer.
* 1. Service de médecine vasculaire et thérapeutique ; INSERM, UMR1059, université Jean-Monnet ; INSERM, CIC-1408 ; INNOVTE, CHU de Saint-Étienne 2. Normandie Univ, UNICAEN, CHU de Caen-Normandie, Filière de cardio-oncologie PICARO, Service de pharmacologie, U1086 INSERM - « ANTICIPE »
"Publié dans Cardiologie Pratique"
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