Publié le 07 mai 2020Lecture 12 min
Antiestrogènes et chimioprévention du cancer du sein
Daniel ROTTEN, Saint-Denis
Deux publications récentes font un point sur la chimioprévention du cancer du sein par antiestrogènes. Le collège de l’US Preventive Services Task Force (USPSTF) présente une revue générale exhaustive(1). De leur côté, Jack Cuzick et coll. publient les résultats à long terme de l’efficacité de l’anostrozole dans cete indication, avec une durée d’observation prolongée sur une douzaine d’années, dont 7 au décours de la période de traitement actif(2).
La question de la chimioprévention du cancer du sein n’est pas nouvelle. En 1991, un workshop avait déjà minutieusement exploré (la publication compte 182 pages) les problèmes que pourrait poser cete approche(3). Qu’en est-il trente ans après ? Quatre molécules, deux modulateurs sélectifs des récepteurs aux estrogènes (SERM), le tamoxifène et le raloxifène, et deux inhibiteurs d’aromatase (IA), l’anastrozole et l’exémestane, ont prouvé leur efficacité dans cette indication. Cette option thérapeutique reste toutefois peu utilisée, même dans les pays comme les USA ou la Grande-Bretagne où, contrairement à la France, les antiestrogènes ont l’AMM dans cete indication. La raison vient en partie au fait que l’appréciation de la balance bénéfice/risques est particulièrement complexe. Le risque vital est difficile à quanifier : la sur venue d’un cancer du sein est seulement un marqueur intermédiaire et n’est en rien synonyme de décès. Par ailleurs, effet protecteur mammaire et effets secondaires ont des temporalités différentes.
Mise au point de l’USPSTF(1)
Il s’agit d’un monumental travail de revue, pour lequel 46 études (82 aricles), concernant plus de 5 millions de paientes, ont été analysés.
Critères d’éligibilité des participantes
Du fait des complications associées aux différentes molécules utilisées, il y a un consensus pour estimer que la prescription doit concerner des femmes « à haut risque » de cancer du sein et à bas risque de complication. Pour essayer de définir plus précisément la notion de haut risque, des scores ont été proposés par plusieurs groupes d’investigateurs. Ils sont calculés au moyen de modélisations faites à partir de cohortes de patientes atteintes. On trouve ainsi dans la littérature les modèles de Gail, du Breast Cancer Surveillance Consortium, de Tyrer-Cuzick, le modèle « italien », le modèle de Chlebowski… Le nombre souligne déjà la difficulté du but à atteindre. De plus, tous ces modèles ont eu des déclinaisons successives pour essayer d’affiner la prévision en intégrant de nouveaux paramètres de risque au fur et à mesure qu’ils étaient mis en évidence. Âge à la ménarche, âge à la naissance du premier enfant, parité, nombre d’apparentés du 1 er degré ayant eu un cancer du sein forment le socle commun. Puis, selon les cas, des critères additionnels sont utilisés : antécédent personnel de biopsie du sein (avec ou sans présence de lésion pré-invasive), indice de masse corporelle, densité mammaire et plus récemment analyses polygéniques. Le score évalue le risque d’avoir un cancer du sein dans les 5 ans. Les experts de l’USPSTF ont passé au crible 18 méthodes d’évaluation du risque, présentées dans 25 articles. L’exactitude des différents modèles proposés a été quantifiée à l’aide de l’aire sous la courbe de courbes ROC. Les chiffres varient entre 0,55 et 0,65 (médiane : 0,60). Ce résultat est médiocre, puisque la valeur 0,50 correspond au hasard. Malgré leur éventuelle sophistication, la plupart des logiciels sont donc à peine plus discriminants que l’utilisation de l’âge seul. Ainsi, la plupart des femmes de 60 ans et plus atteignent, du fait de leur seul âge, le risque de 1,66 % de présenter un cancer du sein dans les 5 ans. Il s’agit du seuil de risque, calculé selon le score de Gail, et retenu par la FDA pour l’indication de chimioprévention. Bien entendu, les patientes ayant un antécédent personnel de cancer du sein sont exclues de ces analyses.
Efficacité
Le résultat de la métaanalyse des différentes études randomisées contrôlées (40 articles analysés) est résumé dans le tableau 1. La prise de tamoxifène ou de raloxifène pendant 5 ans permet une diminution statistiquement significative de l’incidence de cancers invasifs du sein : -31 % pour le tamoxifène, -56 % pour le raloxifène. La comparaison directe confirme que le raloxifène est plus efficace que le tamoxifène. Les IA testés, anastrozole et exemestane, permettent quant à eux une diminution de -55 % de l’incidence des cancers invasifs du sein. Dans tous les cas, SERM ou IA, la réduction concerne uniquement les cancers hormonodépendants : l’incidence des cancers récepteur hormonal négatif reste inchangée. La diminution d’incidence ne s’accompagne pas d’une dimintion de la mortalité, qu’il s’agisse de mortalité par cancer du sein ou de mortalité toutes causes.
a. Intervalle de confiance à 95 %.
L’âge de début de la prise ou le délai écoulé depuis la ménopause ne paraissent pas influer sur l’efficacité. Les études de suivi à long terme montrent que l’efficacité se maintient au-delà de la période de prise, comme détaillé dans les études de J. Cuzick et coll. (voir ci-après). L’importance de l’effectif de patientes incluses dans les différentes études a permis de faire des analyses par sousgroupe, en particulier pour le tamoxifène et l’anastrozole. La réduction de risque reste observée, y compris dans le cas des patientes ayant un antécédent de lésion non invasive (cancer lobulaire in situ, hyperplasie canalaire ou lobulaire atypique). Elle est même de plus grande amplitude dans ce cas.
Autres bénéfices thérapeutiques et effets secondaires
Les deux SERM ont une influence différente sur le taux de fractures : diminution du taux de fractures non vertébrales pour le tamoxifène, du taux de fractures vertébrales pour le raloxifène (tableau 2). On n’observe pas d’effet sur les fractures avec les IA.
En termes d’effets secondaires délétères, toutes les médications entraînent des effets secondaires de type bouffées vasomotrices et symptômes musculo-squelettiques, d’intensité variable selon la molécule. Le tamoxifène augmente le taux de thromboses veineuses, de cancers de l’endomètre et de cataractes. L’augmentation des complications thromboemboliques est observée uniquement pendant la durée de la prise. Par contre, l’augmentation du risque de cancers de l’endomètre persiste après l’arrêt, bien qu’à un taux moindre. Le raloxifène entraîne également une augmentation du taux de thromboses veineuses (en comparaison directe, l’effet est plus marqué pour le tamoxifène). On n’observe pas d’augmentation des taux de com plications avec les IA (tableau 2).
En résumé
Dans les conditions des essais, les antiestrogènes ont une efficacité démontrée pendant les 5 ans de prise et au moins les 5 ans qui suivent leur arrêt. Ils permettent de diminuer les risques relatifs d’apparition d’un cancer du sein invasif hormono-dépendant d’environ -50 %. Mais, pour que la balance bénéfice/risque soit positive, il faut s’adresser à des femmes réellement à « haut risque » de cancer du sein. Si on s’adresse à des femmes à risque « moyen », comme dans presque toutes les études publiées, le bénéfice est une diminution absolue d’incidence de 0,83 %, chiffre assez faible. Le risque habituellement pris pour seuil correspond en effet à celui d’une femme de 60 ans sans risque particulier, ou à celui d’une femme plus jeune ayant un risque calculé de 1,66 % de présenter un cancer du sein dans les 5 ans. Or, aucune méthode ne permet actuellement de sélectionner des femmes à risque réellement « élevé », hormis les antécédents d’hyperplasie atypique ou de carcinome lobulaire in situ.
Essai contrôlé anastrozole vs placebo(2)
Cet essai évalue l’efficacité de 5 ans de prise d’anastrozole dans la prévention du cancer du sein chez des femmes à « haut risque ». L’article fait le point après un suivi prolongé de 7 ans après l’arrêt de la prise médicamenteuse. Le protocole est résumé dans l’encadré.
Incidence des cancers
Le nombre total de cancers observés au moment de l’analyse des données est de 250, soit 85 (4,4 %) dans le groupe anastrozole contre 165 (8,5 %) dans le groupe placebo (tableau 3). L’analyse des hazard ratios (tableau 4) montre que la baisse d'incidence est marquée pendant la période de prise de traitement (-61 %), avec un effet rémanent notable pendant les 7 ans qui suivent l’arrêt de la prise pharmacologique. La baisse atteint -36 % pendant la période 6-12 ans. On peut noter qu’il n’y a pas de différence statistique entre les pourcentages mesurés pendant la période de prise et ceux observés pendant la période de rémanence. Au total, le risque estimé au terme de 12 ans est de -40 % dans le groupe anastrozole.
a. Les résultats sont exprimés sous forme de hazard raios(± intervalle de confiance à 95 %) ; b. Période de traitement ; c. Résultats sur l’ensemble de la période d’observaion ; d. RH : récepteurs hormonaux.
La baisse d’incidence est principalement observée pour les cancers hormono-dépendants. L’incidence des cancers invasifs hormono-dépendants est abaissée de -54 % sur l’ensemble de la période. La baisse est plus marquée pendant les 5 ans de prise (-61 %) que pendant les 7 années suivantes (-48 %). Comme pour l’ensemble des tumeurs, la différence entre les deux périodes n’atteint pas la significativité statistique. L’incidence de survenue des cancers invasifs récepteurs hormonaux négatifs quant à elle n’est pas modifiée par la prise d’anastrozole (tableau 4). La baisse est également marquée pour les carcinnomes canalaires in situ, puisqu’elle atteint -59 % sur l’ensemble de la période (-78 % pour les carcinomes canalaires in situ récepteurs hormonaux positifs).
Après 5 ans de prise d’anastozole, le risque estimé de présenter un cancer du sein (tous types confondus) au terme de 12 ans d’observation, est abaissé de 40 % (tableau 4). Le nombre de femmes qu’il faut donc traiter pendant 5 ans pour éviter la survenue d’un cancer du sein pendant les 12 ans qui suivent est de 29 (IC95 % = 19-26).
Autres bénéfices thérapeutiques et effets secondaires
Le risque relatif de développer un cancer de localisation non mammaire pendant la totalité de la durée d’obser vation (tableau 5) est abaissé dans le groupe anastrozole (-28 %). La baisse est essentiellement due à une diminution d’incidence des cancers cutanés hors mélanomes. On n’observe pas de baisse d’incidence des cancers gynécologiques, en particulier pas de baisse d’incidence des cancers de l’endomètre malgré la déprivation estrogénique. On n’observe pas non plus de diminution d’incidence des cancers colo-rectaux, malgré ce qui avait été noté dans les évaluations initiales. Comme attendu, pendant la durée de prise, les complications dites peu sévères (bouffées de chaleurs nocturnes, sécheresse vulvovaginale, arthralgies, raideurs articulaires, hypertension, sécheresse occulaire) sont plus nombreuses dans le groupe anastrozole. Elles se sont atténuées dès la fin de la première année de prise. Elles ne semblent pas avoir impacté la tolérance, puisque l’adhésion au traitement à la fin de la période de 5 ans de prise est semblable dans les deux groupes (75 % et 77 % respectivement). Ces complications n’ont fait pas fait l’objet d’un recueil systématique au-delà des 5 années de traitement.
Le risque relatif de présenter une complication sévère pendant la totalité de la durée d’observation est le même dans les deux groupes (tableau 6). Le risque de décès, en particulier par cancer du sein, est également identique dans les deux groupes (tableau 6). Bien entendu, une évaluation correcte de ce paramètre nécessiterait une durée d’observation beaucoup plus longue. Cependant dans la mesure où l’effet de l’anastrozole porte surtout sur la survenue de tumeurs hormono-dépendantes, donc de meilleur pronostic, on s’attend à une efficacité moindre sur la mortalité comparée à celle portant sur l’incidence.
Chimioprévention par tamoxifène
À titre de comparaison, on peut rappeler que le même investigateur et son équipe ont précédemment publié les résultats à long terme d’un essai de chimioprévention par le tamoxifène avec un suivi de 20 ans(4) . Dans cette étude, les conditions d’inclusion étaient globalement semblables, puisqu’il s’agissait de femmes à haut risque de développer un cancer du sein et sans antécédent personnel de tumeur. Par contre, le statut ménopausique était indifférent et la prise de THM autorisée. Le traitement administré était du tamoxifène, à la dose quotidienne de 20 mg per os pendant 5 ans.
Le nombre total de cancers observés au moment de l’analyse des données est de 601, soit 251 (7,0 %) dans le groupe tamoxifène, et 350 (9,8 %) dans le groupe placebo. Le risque estimé au terme de 20 ans est de -29 % dans le groupe tamoxifène (tableau 7).
Comme le montre l’analyse des hazard ratios (tableau 8), pour les cancers invasifs, la baisse porte sur la période de prise médicamenteuse, mais également sur les 15 années qui suivent. Il n’a pas de différence significative de baisse du taux d’incidence entre les périodes 0-10 ans et 10-20 ans. Comme pour l’anastrozole, la baisse porte uniquement sur les tumeurs RH (+). Le tableau est différent pour les carcinomes canalaires in situ : la baisse ne concerne que les 10 premières années (période de prise et les 5 ans qui suivent). L’effet de la prise de tamoxifène disparaît au-dela.
a. Les résultats sont exprimés sous forme de hazard raios (± intervalle de confiance à 95 %) ; b. Dont période de traitement de 5 ans ; c. Résultats sur l’ensemble de la période d’observaion.
Après 5 ans de prise de tamoxifène, le risque imédiat de présenter un cancer du sein (tous types confondus) au terme de 20 ans est donc abaissé de -37 % (tableau 7). Le nombre de femmes qu’il faut traiter pendant 5 ans pour éviter la survenue d’un cancer du sein pendant les 20 ans qui suivent est de 22.
Dans le groupe tamoxifène, les complications peu sévères sont plus nombreuses pendant les 5 années de prise. Il existe également un surcroît de cancers de l’endomètre pendant les années 0-5, et un surcroît de cancers cutanés pendant les années 5-10, mais dans les deux cas, le taux est identique si on considère la totalité de la période d’observation. Il existe par contre une dimintion du nombre de cancers gastro-intestinaux. Le risque de décès, en particulier par cancer du sein, est également identique dans les deux groupes (tableau 9).
Au total
La prise d’un antiestrogène, SERM ou inhibiteur de l’aromatase, pendant 5 ans, par des femmes à haut risque de cancer du sein s’accompagne d’une diminution d’incidence de cette lésion. L’effet est observé non seulement pendant toute la durée de la prise, mais il est prolongé après son arrêt. Cet effet rémanent est documenté pour une durée supplémentaire de 15 ans pour le tamoxifène et de 7 ans pour l’anastronozole. La diminution estimée au terme de la période d’observation est de -37 % au terme de 20 ans pour le tamoxifène et de -40 % au terme de 12 ans pour l’anastronozole.
L’effet protecteur est acquis aux dépens d’effets secondaires portant sur la qualité de vie pendant la durée de la prise médicamenteuse. Il n’a pas été observé de surcroît de complications sévères pendant la durée de la prise ou la période d’efficacité rémanente. Il n’y a pas d’effet bénéfique documenté sur la mortalité, en particulier par cancer du sein.
Mise en perspective
Dans leur conclusion, J. Cuzick et coll. insistent sur la bonne « performance » des antiestrogènes, SERM ou surtout AI : baisse d’incidence de cancers du sein pendant la durée de la prise, efficacité rémanente démontrée au moins 7 à 15 ans au décours, opposée à une absence de surcroît de complications sévères. Mais une question de fond demeure. Certes, la prescription est efficace, mais est-elle pertinente ?
Malgré les données scientifiques accumulées, praticiens et femmes ont une grande réticence devant l’utilisation de la chimioprévention, qui d’une certaine manière, consiste à imposer un traitement médicamenteux à des femmes saines, dont seules un petit nombre tireront un bénéfice. Or une autre approche est possible. En effet, si on considère l’ensemble des facteurs de risque de cancer du sein, il en existe deux types : les uns sont considérés comme non modifiables, mais d’autres sont liés au mode de vie (tableau 10). Agir sur ces derniers est possible. Les recommandations afférentes ont été synthétisées par A. Howell et coll. en 2014(5) et sont résumées dans le tableau 11. L’action sur les facteurs modifiables est donc aussi efficace que la chimioprévention, sans nécessiter de prise médicamenteuse. On peut souligner que les mesures proposées sont similaires aux préconisations de prévention de la pathologie cardiovasculaire, autre grande tueuse de femmes.
Mais voilà, cette option est contraignante et demande des changements de mode de vie. Dès lors, la prévention du cancer du sein change d’échelle. D’individuelle, elle devient un problème de santé publique.
Publié dans Gynécologie Pratique
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